Taiwan

Chapitre 9 : Echange de bons procédés

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Après plusieurs semaines de voyage le long de la côte nord-est, j’arrive dans la petite ville de Hualien qui abrite l’un des cinq ports internationaux de l’ancienne Formosa. Les rayons du soleil viennent chatouiller mon frêle visage. Une légère brise m’accompagne, me faisant presque oublier le poids conséquent de mes deux sacs qui commencent à m’ankyloser le dos et les jambes. Heureusement, mon hostel n’est pas très loin à pied de la gare. Du moins, c’est ce que je croyais. Je m’aventure du côté gauche de la station ferroviaire et essaye de me repérer parmi les nombreuses rues. J’aperçois le “Yun Men Tsui Ti”, un complexe hôtelier et résidentiel. Il est compliqué de passer à côté sans le remarquer, de par son imposante stature et sa forme géométrique plutôt surprenante. Pas de chance pour moi, je me rends compte que je suis situé du côté droit de la gare. Je suis donc contraint de faire demi-tour, déçu car le quartier me semblait plutôt sympathique et à proximité d’un excellent restaurant de rue où je me suis gavé de riz avec du poulet émietté. J’arrive enfin devant mon hostel et me présente.

-Bonjour, je suis Sébastien, le nouvel helper !
-Salut, je suis Mady, me répond une jeune fille avec un grand sourire, je suis responsable de l’hostel. On a déjà fini de nettoyer aujourd’hui, donc je t’invite à retirer tes chaussures, mettre des pantoufles et me suivre. Je vais te montrer ta chambre, elle est au troisième étage.

Un festin préparé pour mon arrivée, de quoi me mettre directement de bonne humeur

Je gravis les marches qui m’emmènent à mon dortoir et je constate, d’ores et déjà, la propreté immaculée de cet hostel. Ce n’est pas compliqué, tout brille, tout respire le propre. Tout à l’air étonnamment nickel. Cette caractéristique ne m’avait pas échappé auparavant, mais elle s’affirme encore plus dans des endroits qui ont un certain standing. L’hostel pour lequel je vais travailler, en échange du logement, fait partie d’une chaîne assez réputée à Taïwan. La qualité de leur personnel, l’hygiène et l’ambiance sont généralement leurs points forts. Ce n’est que le lendemain, lorsque j’ai commencé à récurer que j’ai réalisé à quel point ils pouvaient être plus maniaques que nous en Belgique. Du moins, je n’avais jamais assisté à un tel degré de minutie concernant le nettoyage. Nous effectuions un roulement des tâches avec Lin et Joyce, deux autres « helpeuses ». Quand l’un s’occupait de faire les six lits des six dortoirs répartis sur deux étages, l’autre nettoyait les trois salles de bains, les quatre douches et quatre toilettes de tout le bâtiment et le dernier passait l’aspirateur et nettoyait les sols. Avec des consignes très précises : une éponge pour le miroir, une pour le lavabo, une pour les toilettes: à en devenir fou ! Nettoyage des poubelles: de l”intérieur au couvercle, le tout à essuyer méticuleusement. Après chaque récurage de douche, essuyez les gouttes d’eau sur les murs ainsi que les portes. Ce n’est qu’une fois cette routine terminée, que nous passions à d’autres tâches plus pénibles les unes que les autres : nettoyer les slippers (pantoufles d’intérieur en plastique) à la brosse et au désinfectant, les vitres, l’intérieur des tiroirs de la cuisine avec en prime laver de nouveau tous les couverts déjà rangés, les tables (pieds et face sous la table comprise). Il ne faisait aucun doute que cet endroit sentait le produit à l’agrume du sol au plafond. Très portés sur l’hygiène, les Taïwanais avec qui je traînais utilisaient très souvent du produit désinfectant, se lavaient constamment les mains, prennaient des douches à raison de 2 à 3X par jour.

-Je suis vanné !, lançais-je à la fin de ma première journée de travail
-C’est vrai que c’était long, commenta Lin en passant la main dans sa frange qui dégoulinait de sueur
-Vous voulez qu’on aille manger un bout dehors ?, proposa Joyce
-Après une douche, pourquoi pas !, répondis-je

Très rapidement, malgré la présence d’autres helpers temporaires, Lin, Joyce et moi formions un trio assez soudé, auquel Mady se joignait de temps à autre. Encore jeune, mais très professionnelle, cette dernière s’occupait principalement de gérer les réservations, de vérifier que tout fonctionne dans l’hostel, mettait la main à la patte lorsqu’il y avait des réparations à effectuer. Malgré ses études, elle avait du mal à trouver un travail qui correspondait à sa formation. “Cela fait plus d’un an et demi que je gère cet hostel à ¾ temps. J’arrive à gagner de l’argent, mais pas assez pour vivre aisément. J’espère ne pas faire ça toute ma vie.”, m’avait-t-elle racontée un matin devant une tasse de thé au jasmin. Lin et Joyce, quant à elles, étaient toutes les deux étudiantes. Lin était en dernière année de son master d’études de cinéma. Son rêve ultime était de devenir réalisatrice de films et faire découvrir le potentiel de Taïwan.

Le cinéma Taïwanais possède d’ailleurs une identité très forte. Très lié à son histoire, il a toujours été un terreau de création dès l’occupation japonaise. En effet, suite à la bataille que se livrent Chinois et Japonais, Taïwan est cédée en trophée aux vainqueurs. Les Japonais voient en Formosa une occasion de réaliser leurs films de propagande afin de montrer au monde entier l’exemplarité de leur colonie. Ce n’est qu’après la seconde Guerre Mondiale, lorsque Taïwan est confiée au gouvernement nationaliste chinois, que les structures cinématographiques sont investies par la Mainland China. Des fictions et des documentaires voient alors le jour, mais c’est surtout en 1949 que le bouleversement se produit. “Le parti nationaliste chinois (KMT) est battu par les communistes. Le KMT se réfugie sur l’île où il établit la République de Chine en exil. Deux millions de réfugiés suivent le KMT et les maisons de production d’Etat avec leur personnel sont relocalisés à Taiwan. A partir de 1951 se produisent des films de propagandes qui annoncent la reconquête de la Chine et qui promeuvent les succès économiques du KMT à Taiwan.” C’est exactement à la même période que des compagnies Hongkongaises entament la production de divers films dans une langue proche du “hoklo”, parlée à l’époque par une majorité de la population locale taïwanaise. C’est un franc succès, qui passe mieux auprès des habitants que la propagande en mandarin. Cependant, dans les années 70, une loi interdit l’usage de langues différentes dans l’espace public. C’est à partir de ce moment-là que le cinéma conté en “hoklo” sombre totalement. Les productions en mandarin sont alors en expansion et favorisent trois genres : la propagande, une fois de plus, les films de Kung-fu et les “three rooms films”, décrit comme des œuvres qui « mettent scène des histoires sentimentales dans des décors bourgeois et reflètent le rêve d’une société qui s’industrialise de plus en plus.“ Depuis lors, la nouvelle vague à pris le relais et s’est fait connaître à l’international, notamment dans plusieurs festivals reconnus, dont Cannes. Un cinéma dont les Taïwanais sont particulièrement fiers.

Alors, pour découvrir un coin qu’on ne connaît pas, sans trop dépenser, l’idéal c’est de venir y travailler en échange du logement. Cela nous laisse le temps de profiter de la ville et de rencontrer des nouvelles personnes, de visiter des beaux endroits

Joyce, elle, souhaitait devenir professeur et avait encore quelques années devant elle avant de parvenir à boucler ses études. Ce qui me faisait poser cette question : que faisaient tous ces Taïwanais à venir bosser dans des hostels pendant leurs vacances ? La réponse fut étonnante : “On prend rarement des vacances car ça pèse beaucoup sur notre budget”, m’explique Joyce. “Alors, pour découvrir un coin qu’on ne connaît pas, sans trop dépenser, l’idéal c’est de venir y travailler en échange du logement. Cela nous laisse le temps de profiter de la ville, de rencontrer des nouvelles personnes, de visiter des beaux endroits, comme les gorges de Taroko qui ne sont pas très loin de Hualien.” Très symptomatique de la mentalité taïwanaise, cet aspect bûcheur, travailleur était omniprésent, malgré leurs périodes de vacances. Un choc en comparant certains de nos pensionnaires taïwanais, peu sociables, peu à l’aise en société et surtout incapable de se débrouiller seul. Un fossé se creuse entre ceux qui ont l’habitude de voyager et les autres.

Les jeux de société dans les hostels taïwanais ? Incontournables

Aussi étonnant que cela puisse paraître, nous recevions très souvent la “visite” de personnes qui effectuaient un road-trip autour de Taïwan, majoritairement des locaux à moto ou en scooter. Ils s’arrêtaient dans l’hostel, discutaient avec d’autres Taïwanais, jouaient à des jeux de société, partageaient un thé, faisaient un nombre incalculable de photos et créaient des communautés d’amis rencontrés en quelques instants. Des rencontres éphémères, mais qui ravissaient leur cœur et leurs followers Instagram. Ce qui me paraissait étrange était tout simplement normal, rationnel pour les Taïwanais. Où rencontrer d’autres personnes qui partageaient les mêmes intérêts qu’eux ? Dans les hostels tout simplement ! Alors qu’en Europe, on aurait plutôt tendance à aller se réfugier dans un bar ou dans une soirée. Ce qui était stupéfiant, c’est que l’hostel  en lui-même n’était pas leur point de chute, il ne constituait qu’une étape au cours de leur journée de voyage. Je me rappelle avoir discuté avec l’un d’eux qui m’expliquait repérer les meilleurs hostels non pas pour y passer la nuit, mais pour rencontrer des gens au cours de la journée.

Les fantastiques gorges de Taroko

Cette bonne ambiance globale, paisible, me mettait dans un état de bien-être tel, que j’en avais presque oublié mes appréhensions du début. Nous organisions des tables de discussion le soir, où l’on conversait en anglais et en mandarin. Nous regardions des films, notamment en anglais et chinois, et nous nous exercions aux jeux de société. Une ambiance aux antipodes des hostels “occidentaux” où l’on promeut la fête et la beuverie la plupart du temps. Ici, c’était thé, lecture et jeux de cartes. Une atmosphère, peut-être un peu enfantine à la longue, mais qui dans ce contexte-ci ne me dérangeait pas plus que cela car je l’agrémentais de quelques binouses. Il ne faut pas déconner non plus… Même les musiques qui passaient dans l’hostel n’étaient, la plupart du temps, pas internationales, mais uniquement en langue chinoise.  Très souvent des ballades romantiques qui finissaient par m’exaspérer, mais la vie tranquille au sein même de l’auberge collait parfaitement à ce genre de sons.

Les alentours de Hualien étaient envahis de nombreux karaokés et de quelques cafés. Si les premiers sont très à la mode à Taïwan, c’est parce qu’ils déclenchent de véritables passions. Ici, il est tout à fait possible de louer une pièce privative pour soi et ses amis. A cela, on ajoute une formule « All you can drink/eat » et certains passent des soirées à se faire péter la panse de breuvages et autres dumplings. Louer un karaoké pour une dizaine d’heures est parfois monnaie courante. Selon plusieurs Taïwanais avec qui j’ai eu l’occasion de discuter, il constitue un moyen alternatif de se loger. Les prix des auberges est sensiblement plus élevé que dans les autres pays d’Asie (hors Japon et Corée bien entendu) avec en moyenne 15 euros par nuit en dortoir. Face à ces gros complexes de karaoké, subsistent encore des petits cafés intimistes où il est possible de pousser la chansonnette.

Pas de grosse HI-FI, uniquement un accompagnement à la guitare

Attention cependant, toutes les devantures criant au karaoké ne sont pas toujours des endroits pour exercer ses cordes vocales… quoique ! Certains établissements où l’on pratique des « soapy massage » (happy ending massage) sont cachés derrière des façades aux couleurs criardes signalant un karaoké. Une fois passé la porte, c’est l’interrogation car on se retrouve dans un bar sans musique. Une dizaine de paires de couilles attablées vous regarde droit dans les yeux avec étonnement, de quoi vous mettre rapidement mal à l’aise et vous pousser vers la sortie.

Quelque chose se trame…

Un jour, alors que nous étions en train de manger, je sentis une violente pression qui émanait du sol. Les verres se sont mis à bouger tout seuls, les lampes fixées au plafond faisaient un jeu de lumière tel un pendule, les livres placés dans les étagères avancèrent de quelques centimètres. Deux, peut-être trois secondes tout au plus, juste de quoi nous surprendre. Tout le monde s’est regardé, ébahi, ne disant aucun mot. « Sortez!« , ordonna Mady. Nous sommes sortis, puis plus rien. Un phénomène évanescent mais qui vous trotte dans la tête. C’était le premier signe d’un événement bien plus dramatique qui allait nous percuter de plein fouet dans les jours suivants.

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