Taiwan

Chapitre 2 : Relation tumultueuse

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Quatrième jour. Je m’éveille et sors de mon « vaisseau spatial » afin de poursuivre mon exploration de Taipei. Après m’être baladé pendant quelques heures, je décide de revenir vers l’hostel, mais avant, j’effectue un petit détour par le 7 Eleven, ce magasin (ô combien précieux) qui reste ouvert à toutes heures du jour et de la nuit. Je m’empare d’une pomme et d’une bouteille d’eau avant de filer à la caisse. Je récupère ensuite le ticket que je prends soin de conserver précieusement dans ma poche. En effet, en 1951, le ministère des Finances de la République de Chine, décide d’instaurer une loterie dont il assurera la gérance. Chaque caisse enregistreuse imprime les mêmes tickets de caisse, où que l’on se trouve à Taiwan et quel que soit le commerce.

Tous les deux mois, un tirage est organisé afin de connaître les grands gagnants

Sur ceux-ci, une succession de huit chiffres qui peuvent rapporter jusqu’à deux millions de dollars taïwanais, environ 56.000 euros ! Et ce afin d’éviter que les magasins ne déclarent pas l’intégralité de leurs revenus. Une manière très efficace car la population, désireuse d’avoir potentiellement un ticket gagnant en allant faire ses achats, ne privilégiera plus que les magasins qui lui imprimeront ce fameux billet de loterie. Les enseignes et commerces fraudeurs sont alors délaissés au profit de ceux qui donnent les tickets à leur clientèle. Résultat, la rentrée des taxes augmente pour le gouvernement.

Une fois à l’intérieur de l’hostel, je constate que ce dernier est désespérément vide. Seuls quelques Taïwanais sont réunis entre eux, sirotant bruyamment leur soupe de nouilles. Un cliché qui a bien la dent dure, je dois le reconnaître, mais qui n’est pas le plus surprenant. Sur le chemin du retour, j’ai été dérangé dans mes pensées en entendant un raclement de gorge digne d’un lama, à la limite du vomissement. En me retournant, un vieux monsieur a expulsé une « huître chaude » sur le trottoir, à quelques centimètres de mes chaussures. J’ai instinctivement mis ça sur le compte de la grossièreté et de la fainéantise, mais il s’agit véritablement d’une habitude ancrée dans les mœurs. Tout d’abord, les grands politiciens ne se gênaient pas pour cracher, dont Mao Tse Tung, et possédaient même un vase en porcelaine afin d’accueillir leurs secrétions. Ce qui était admis chez eux l’était par conséquent auprès de la population. De plus, parmi les conceptions philosophiques qui étaient propres à la médecine traditionnelle chinoise, il ne fallait rien garder à l’intérieur de son corps. Selon elle, ce n’était pas recommandé et pouvait être nocif. En prêtant attention à mon environnement, j’ai constaté que cette règle s’appliquait n’importe où (restaurants, métros, magasins et même pharmacies). Bien entendu, par extension, les reniflements, rots et pets achèvent ce concerto. Des coutumes qui répugnent les jeunes, mais qui font véritablement partie du quotidien des Taïwanais plus âgés, et par extension des chinois également. Des nombreuses campagnes ont d’ailleurs été lancées afin d’inciter ces derniers à ne plus cracher en rue, mais cette coutume a la dent dure. En savoir plus

Lassé de fixer mon hostel trop calme, je m’interroge. Comment parvenir à rentrer en contact avec les Taïwanais lorsque ces derniers ne maîtrisent pas l’anglais ? Et surtout quand mon niveau de chinois est bien trop faible pour me débrouiller. Je me devais de trouver un autre moyen et combler également le soupçon de solitude qui commençait à m’envahir. J’ai décidé d’utiliser Tinder, notamment pour vérifier la rumeur « les Asiatiques adorent les blancs-becs », mais également pour tâcher d’en savoir plus sur la vie ici. Très rapidement, les matchs s’enchaînent à en faire « buguer » mon téléphone. Sans perdre de temps, je discute avec Mary, 39 ans, plutôt quelconque, ni trop belle, ni trop moche, et qui s’exprime avec un anglais correct. Nous échangeons d’abord quelques banalités.

-Que fais-tu ici ? En vacances ?

-J’ai un working holiday visa

-Ha, un working visa. D’où viens-tu alors ? Japon, Corée ?

-Haha, non, Belgique. Belgïe si tu préfères

-Oh la Chine (En effet, “Belgium” sonne comme “Beijing” pour beaucoup de locaux et souvent ils confondent l’appellation anglaise de la Belgique)

-Non, la Belgique. A côté de la France

-Oh. Haha, si loin. Tout va bien jusqu’à présent dans ton voyage ?

-Un peu trop de pluie, mais j’ai entendu dire que cela allait s’améliorer

Soudainement, alors que je m’apprêtais à faire le premier pas, Mary me prend de court en me proposant un rendez-vous.

-Demain, il fera meilleur. Tu as des plans pour ce soir ? Tu veux qu’on se rencontre aujourd’hui ? Laisse-moi voir le vrai toi

-Ouais, pourquoi pas après tout. Cela pourrait être sympa

Une partie de ma conversation avec Mary

Nous fixons alors notre rencard afin d’aller manger un bout en début de soirée. La nuit est chaude et humide. Littéralement. Le mercure affiche plus d’une trentaine de degrés, mais il flotte comme jamais. Mon parapluie de fortune, acheté quelques jours plus tôt, à la superette du coin, me fait des caprices, convulse dans tous les sens avant de se retourner violemment. C’est sous une pluie battante que j’arriverai à mon rencard. Heureusement le ridicule ne tue pas et mon interlocutrice est encore plus gênée que moi. Nous avons marché jusqu’au restaurant où j’avais mangé le premier jour. Instinctivement, Mary me désigne les plats et m’explique la composition de ceux-ci. Je me sens un peu moins perdu avec son soutien. Malgré le visuel appétissant, je sais désormais que d’immondes tripes et abats se cachent dans cet amas de sauce. Nous nous asseyons et entamons notre plat.

-Tu aimes la nourriture taïwanaise ?

-Oui, c’est plutôt bon ! Mais je n’ai pas encore eu le temps de tout découvrir

-C’est très bon, tu verras

Taïwan est un véritable pays, nous sommes libres ici !

Je me sens épié. Il est normal de s’observer lors d’un premier rendez-vous, mais je décèle chez Mary une sorte de fébrilité, de gêne mélangée à de l’envie. Je me demande concrètement ce qui l’anime. Est-ce une simple couleur de peau, apparence raciale qui suffit à la mettre dans cet état ? Au fur et à mesure que les minutes défilent, je me rends compte que les sujets de conversation s’égrènent de plus en plus vite. Mary ne semble pas avoir une vie passionnante et je constate une lueur d’envie et en même temps de défaitisme dans ses yeux.

-C’est une chouette ville le soir Taipei ?

-Je ne sais pas, je n’habite pas dans le centre

-Tu ne sors jamais avec des amies ?

-Avant oui, maintenant ce n’est plus de mon âge. Je suis trop vieille pour ça

-Pourquoi tu dis ça ? L’âge n’est qu’une donnée. Il ne détermine pas ton état d’esprit

-Ha tu crois ? C’est vrai que lorsque je vois ce que tu fais, alors que tu as déjà 29 ans, c’est bizarre

-Qu’est ce que tu veux dire par là ?

-Tu ne devrais pas être marié ? Avoir des enfants ? C’est pourtant ce qu’on est censé faire, non ?

-Censé faire ? Pourquoi devrais-je si je n’en ressens pas le besoin ?

-On ne peux pas toujours choisir tout. Il faut respecter certaines règles. Enfin, c’est ce qu’on m’a appris

Je suis resté un instant silencieux, observant Mary. Tout devenait clair dans mon esprit. Trop longtemps habituée à suivre et à faire plaisir aux autres, elle en a presque oublier de penser à elle. C’est comme si elle découvrait qu’elle possédait le pouvoir de choisir et de prendre ses propres décisions. Pour ma part, l’analyse psychologique débute et ce n’est jamais de bonne augure.

-Tu es la seule maître de tes choix

-Je dois encore trouver la force de les assumer, j’ai divorcé il y a peu

La conversation prend alors une tournure inattendue et Mary fond en larmes. Nous décidons de quitter le restaurant et de marcher afin qu’elle puisse reprendre ses esprits. Les minutes passent et j’ai l’impression qu’elle va un peu mieux. Néanmoins, elle reste toujours très discrète, très pudique. Je décide alors de lui remonter le moral en lui posant des questions sur Taïwan, de lui montrer mon intérêt pour son pays et la culture qui lui est propre. Je tente alors d’entamer la conversation en chinois.

-« Wo chouo idien rhanyu » (l’équivalent phonétique de « je parle un peu chinois »)

-« Djongwen ! », me rétorque Mary visiblement énervée (la langue chinoise)

-Hein ?

« Djongwen ! On dit Djongwen ! », répète-t-elle énervée, « Rhanyu », c’est pour les Chinois ! Ici, on est à Taïwan. On n’est pas en Chine

-Désolé… , répondis-je timidement, j’ignorais qu’on utilisait ce mot. Mon professeur de chinois m’a appris à utiliser « rhanyu »

-Il était sans doute Chinois ! C’est quand même incroyable ! Taïwan est un véritable pays, nous sommes libres ici ! Les réseaux sociaux ne sont pas interdits, nous avons notre propre gouvernement, nos institutions. On en a marre que la Chine nous rabaisse et ne nous considère pas comme un vrai pays. Demande-le à tous les Taïwanais que tu rencontres, ils te diront tous la même chose.

Je suis abasourdi. Mary, si fébrile et si timide, vient de se lancer dans un plaidoyer en faveur de Taïwan. La flamme qui s’était éteinte depuis bien longtemps venait de se raviver au fond de ses yeux. Je sentais désormais une passion qui l’animait. Notre rendez-vous finira par s’achever autour d’une bière pour moi et d’un cidre au raisin pour Mary. Nous décidons de nous fixer un rendez-vous ultérieurement, l’occasion pour elle de reprendre ses esprits et de faire un peu le ménage dans sa vie.

Le mémorial consacré au Dr. Sun Yat-Se

Le lendemain, je décide de me rendre au Sun Yat-Sen memorial, un bâtiment construit et érigé en l’honneur du Dr. Sun Yat-Sen, considéré comme le « père de la Nation ». Enfin, du moins pour les Chinois. Tous les jeunes Taiwanais à qui j’en ai parlé au cours de mon voyage, dont Mary, m’ont ri au visage, estimant que le Dr. représentait tout sauf un père fondateur à leurs yeux. Afin d’y voir un peu plus clair, je me suis plongé dans le passé de Sun Yat-Se. En 1866, il vient au monde dans une famille de paysans issue du sud de la Chine. C’est sous la houlette des britanniques, colonisateurs “avancés”, que le jeune homme évolue. Son éducation se fait à Hawaï ainsi qu’à Hong-Kong. Sun Yat-Sen grandit alors avec des idéaux politiques influencé par l’Occident. A 29 ans, le jeune homme affirme déjà haut et fort son opposition au système impérial ainsi qu’à la dynastie de Qing (dont trois empereurs se succéderont et amèneront une “ère de prospérité sans précédent accompagnée d’un essor démographique exceptionnel. ” Sun Yat-Sen, accompagné d’autres jeunes avides de révolution, tente un soulèvement qui va échouer. Forcé de se mettre à l’abri, le jeune homme est contraint à l’exil, aux Etats-Unis d’abord, avant de passer par la Grande-Bretagne pour finalement s’installer au Japon. Il finira par y fonder un parti à tendance nationaliste, l’ancêtre du Guomindang/Kuomintang (KMT) qui sera dirigé par Chang Kaï-Chek. Un personnage important également, sur lequel je reviendrai plus tard. La philosophie qui constitue la base son parti réside sur trois piliers qu’il définit comme étant les “principes du peuple” : indépendance, souveraineté et bien-être.  C’est en 1911 que la chance lui sourit puisqu’un soulèvement permet la chute de l’empire chinois et son retour le propulse comme président provisoire. L’année suivante, il proclame la république, mais laissera sa place au général Yuan Shikai. Cependant, les conflits font de nouveau leur apparition contraignant Sun Yat-Se à s’exiler de nouveau. En 1920, alors qu’il est à Shanghai, il s’intéresse particulièrement à la révolution en Russie. Il se décide alors à contacter le Parti Communiste naissant. Son parti KMT recevra d’ailleurs de l’aide de la part de l’URSS. Cependant, cinq ans plus tard, Sun Yat-Se perdra la vie, abandonnant à tout jamais son rêve d’unité nationale.

C’est principalement à cause de la différence d’âge des Taïwanais que les opinions divergent à son sujet. L’ancienne génération a une attitude plus respectueuse et honore la mémoire du Dr. dont le portrait orne d’ailleurs les murs de nombreuses écoles. Elle lui reconnaît cette volonté et ambition de créer une Chine unie et forte. La jeune génération estime, quant à elle, que son implication dans la formation du KMT est inacceptable au vu du “massacre du 28 février”, connu sous le nom du “2.28”. En 1947, soit bien après la mort de Sun Yat-Se, le KMT décide de réduire au silence un parti anti-gouvernement. Au total, 10.000 Taïwanais, civils inclus, ont été tués par des membres du parti nationaliste. Le début du conflit survient après l’arrestation d’une vendeuse de rue. Ses cigarettes vendues sous le manteau n’ont pas plus à un officier qui travaillait pour le bureau du monopole du tabac. Peu de temps après, un passant tué par balle en pleine rue a mis le feu aux poudres. Des rebellions ont éclaté, d’abord à Taipei, avant de se répandre dans tout Taiwan (autrefois appelée Formosa, ce qui signifie “belle”). Les semaines qui suivirent furent accompagnées de répliques sanglantes à l’encontre de la population. “On sait qu’il y a eu des fosses communes, des corps jetés à la mer – c’est pour cela qu’on utilise le mot “massacre”. Les troupes venues de Chine ont commencé à tirer, à emprisonner, à exécuter”, a confié le chercheur Huang Cheng-yi, juriste constitutionnaliste à l’Academia Sinica à Taipei et président de l’ONG Vérité et réconciliation pour Taïwan au journal Le Monde en février 2017. C’est cet événement particulier, fort connu de la jeune génération qui suscite tant leur dégoût et haine envers Sun Yat-Sen.

A Taipei, un parc porte d’ailleurs le nom de Peace Park 228. Un mémorial particulièrement imposant s’y dresse

Il n’est d’ailleurs pas étonnant que cette thématique concernant les relations sino-taïwanaises sont un sujet qu’évitent beaucoup de locaux en présence de personnes issues de la “mainland China”. En effet, ces derniers estiment qu’il n’existe qu’une seule et unique Chine et que celle-ci inclut Taïwan bien évidemment. Des tensions persistent encore entre les deux amis-ennemis puisque la Chine souhaite réunir le peuple insulaire afin de montrer au monde sa puissance et de ne pas discréditer le parti unique. Cependant, la Chine ne peut se permettre d’agir par la force afin d’éviter une bavure. Taïwan, elle, essaye d’assurer son indépendance, mais ne peut la revendiquer haut et fort car cela serait tout simplement inacceptable aux yeux de la Chine. Pourtant, l’idée d’une République de Taiwan résonne déjà haut et fort dans toutes les têtes.

C’est également le cas de Fiona, 26 ans, cheveux mi-longs et née à Taiwan. Tout comme Mary, je l’ai rencontré sur Tinder. Son profil m’interpelle déjà.

Fiona, 26 ans

Professeur de langue

15km de moi

“Langues, films, politique, nature et la marche. Je peux marcher beaucoup et vous ?”

Quant aux photos accompagnant son profil, elles semblent présenter ses différents points d’intérêt. Une avec un drapeau taïwanais, une autre en gros plan sur son visage, une avec des amis et la dernière cadrant principalement son décolleté plongeant.

Je décide de sauter sur l’occasion, connaissant désormais un peu plus sur la situation politique, j’avais hâte d’en discuter avec quelqu’un qui se sentait concernée par le sujet. La généreuse poitrine de Fiona a, probablement,  influencé mon jugement final…

-Tu veux marcher avec moi ?

-Bien sûr ! Mais pas ce soir, je suis assez fatiguée

-Pareil, en plus il pleut beaucoup trop !

-C’est vrai, mais ça va s’améliorer rapidement. D’où viens-tu ?

Après un échange de banalités, je lui propose un trek près de l’Elephant Mountain, située à Xianghshan, toujours dans le Xinyi District. Nous décidons de nous fixer un rendez-vous la semaine suivante. Je croise les doigts pour que Fiona soit aussi impliquée en politique qu’elle ne le prétend sur son profil.

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